Enchevêtrement de ruelles et de cultures, les deux plus anciens quartiers de Lisbonne conservent un visage intemporel où la vie traditionnelle s’épanche encore.
☉ Ombragé de rosiers et de treilles, Alfama offre ses balcons suspendus au-dessus d’une mer de tuiles feutrées de mousse, de clochers bruissant de pigeons, du Tage peuplé de cargos ayant désormais remplacé les voiles rousses. Il faut respirer l’haleine du quartier, en épier les milles bruits profonds et vivants, au hasard des ruelles tortueuses, des volées de marches arpentées par les veuves, des patios pavoisés de linge suspendu, des venelles sans issues où végètent des chats rodeurs. Et parfois, brusquement, au milieu des masures si branlantes qu’elles se plaçaient sous la protection de Notre-Dame pour ne pas crouler, quelques palais exquis, aux murs roses, au beau porche armorié. Si le quartier a conservé son nom arabe, souvenir de la voluptueuse Lisbonne mauresque, il y a bien longtemps que la véritable population d’Alfama est chrétienne : c’étaient les mariniers et les travailleurs des chantiers portuaires, les écaillères et les marchandes de poisson, auxquels se mêlaient des africains, des galériens, des matelots fatigués de courir le monde. L’on s’attache vite à cette Alfama ingénue, à son capiteux et violent parfum vivant, et à sa misère qui chante à voix rauque et prenante.
☉ Mouraria est de saveur plus trouble et grisante. Les maures jadis y tournaient l’argile, y tressaient le jonc, et avaient par édit royal le droit de « fabriquer la faïence comme le pain », ce dont tout le Portugal s’enorgueillira bientôt. Le soir, les belles filles au teint d’or dansaient au son des tambourins, les esclaves ramenés des terres lointaines chantaient leur nostalgie résignée, et c’est là l’une des origines supposées du Fado, cette poignante et râpeuse mélopée de Lisbonne que chantent des femmes en châle noir, entre une guitare et une viole, parmi un silence recueilli et fervent. Au siècle dernier, les jeunes nobles venaient se débaucher dans les cabarets fréquentés par les filles légères et les mauvais garçons. Mais la Mouraria a bien changé, et l’urbanisation menace ses ruelles moyenâgeuses et son décor irréel, planté pour quelque drame de mystère et d’amour.
Les contours du centre historique révèlent plusieurs quartiers insolites où se lisent des histoires plus modernes mais tout aussi singulières.
☉ Par son simple nom, Graça s’élève vers le ciel, et ce n’est pas un hasard si les moines Augustins s’établirent sur ses hauteurs paisibles et isolées dès les premiers balbutiements du royaume. Des siècles d’harmonie plus tard, la « colline à l’air pur » sera convoitée par les nobles, dont les majestueux palais s’orneront de jardins luxuriants. La monarchie vacillante sonnera le glas de ces institutions d'ancien régime. La voie était désormais libre pour les riches industriels francs-maçons et les ouvriers anarcho-syndicalistes, alliance républicaine de circonstance. De toutes ces forces spirituelles passées, les rues de Graça conservent l’immuable mémoire, et l’étendard communiste flotte encore sur le quartier. Avec constance, la colline la plus élevée de Lisbonne regarde le fleuve se déverser éternellement vers l’horizon.
☉ Intendente, quartier métissé, épicé, enivrant, réveille aux grandes heures du Portugal, lorsque les caisses de poivre éventrées étaient déchargées par une population grouillante de mariniers africains, indiens, arabes. Les communautés exhibent fièrement leurs atouts : odeurs de thé et de pâtisseries au miel, mains jaunies par le curry, tissus colorés. Des femmes de petite vertu se languissent encore au coin des rues et les restaurants clandestins pullulent, mais ce qui était il y a fort peu un lieu de perdition retrouve un éclat inattendu. Les faïences se rafraichissent et découvrent autant de témoignages d’Art Nouveau, les artistes s’exposent, et quelques visiteurs s'aventurent timidement.
☉ La colline de Sant’Ana est un ilot angélique et oublié entre deux cours d’eau. A elle seule, elle contient pourtant en germe tous les contrastes de la capitale : prenant son envol depuis le Rossio fourmillant où elle s’acoquine avec les commerçants guinéens, elle dissimule en chemin ses vieilles pierres et ses modernes édifices, pour expirer en d’élégantes demeures perchées étalant avec arrogance leurs jardins suspendus. Toute la mélancolie de Lisbonne réside là, et il n’est pas anodin que la plus illustre voix du Fado (Amalia) y soit née et que la plus belle plume des Découvertes (Camões) s’y soit éteinte.
Lisbonne a largement débordé de ses sept collines mais son centre de gravité ne s’est pas déplacé : c’est à l’ouest de la colline du château que s'agite toujours son « monde », celui des hommes d’affaires, des femmes coquettes, et des touristes pressés.
☉ La creuse vallée de la Baixa est la ville qu’on voit en arrivant : la gare du Rossio, les hôtels, les banques, les changeurs, les boutiques, les théâtres… La capitale y ressemble banalement à une autre mais montre combien elle est déjà différente. Les trottoirs ont des arabesques de mosaïques noires et blanches aux couleurs de la ville, les murs sont roses, grimpent des pentes qu’on aperçoit au-dessus des toits, et le ciel est d’un bleu plus lumineux qu’ailleurs. L’ancienne partie basse et ses opulentes demeures disparurent à jamais dans les flammes et les eaux du fleuve en furie ce tragique matin de novembre 1755. Le marquis de Pombal en fit déblayer les ruines fumantes puis traça au cordeau des rues droites selon un plan audacieux et ésotérique.
☉ A ses côtés, la pente du Chiado se fait raide, comme tant d’autres rues de Lisbonne, si abruptes que nombre d’entre elles sont coupées d’escaliers. C’est ici que la mode et la bohême ont élu domicile : vitrines, pâtisseries, cafés, librairies, fleuristes… on y discute inlassablement sur les étroits trottoirs, sans se déranger pour laisser le passage.
☉ Non loin, on fit élever une église et un couvent carmélite en mémoire d’un combat victorieux face au turbulent voisin castillan. Le Carmo s’effondra lors du tremblement de terre et ses ruines ne furent jamais rebâties. On l’a conservé, avec ses voûtes brisées et ses rosaces vides, souvenir émouvant et grandiose de la catastrophe.
☉ Le Bairro Alto fut épargné par le séisme. Dut-il cette protection au temple jésuite de Saint Roque, lieu de pélerinage pendant la grande peste ? Ce quartier construit en échiquier a depuis longtemps perdu toute pieuse réputation. On y trouve de vieilles demeures très nobles, dissimulant derrière de longs murs tristes des jardins, des rocailles, des blasons. Une noblesse tapageuse, amie des toreros et des courtisanes, se battait jadis en duel dans ses ruelles. Ses fameux cabarets sont devenus des restaurants pittoresques, où l’on va entendre un fado exalté et s’encanailler la nuit.
Surplombant le site de Belém, on voit encore la petite chapelle d’où les moines surveillaient l’estuaire. En bas, sur la plage, avait été bâti un petit autel à Notre-Dame des Navigateurs, devant laquelle Vasco de Gama passa en prière la nuit qui précéda son départ pour les Indes. Les prodigieuses richesses que ses découvertes allaient faire affluer au Portugal permirent d’édifier à la place le monastère désormais gardé par les Hiéronymites. Le grand tremblement de terre de 1755 n’a que partiellement endommagé les lieux, qui font encore revivre le Portugal somptueux et triomphant du 15e siècle. A commencer par l’église du monastère, dont l’intérieur, translucide comme un coquillage, élance des colonnes ciselées telles des stalagmites rayonnantes. Son grand portail, véritable cacophonie de symboles ésotériques, regarde le fleuve, et c’est de là que sortait une fois l’an la procession des morutiers allant prendre la mer.